Deux heures avant sa mort, sœur Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face caressait encore son image. Théophane Vénard, un père missionnaire du début du XIXe siècle, compta beaucoup pour Thérèse de Lisieux dans la dernière année de sa vie. Voici un portrait croisé de la sainte et de celui qu’elle appelait "l’angélique martyr" et qui devint son saint et ami favori.
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Cet article a été publié dans la revue Aleteia le 10 mars 2024 ici.
En novembre 1896, moins d’un an avant sa mort, soeur Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, l’humble carmélite qui devait devenir la si populaire Sainte Thérèse de Lisieux, découvre la vie d’un jeune prêtre français, missionnaire et martyrisé à Hanoï au Tonkin le 2 février 1861 à l’âge de 31 ans.
Tout en lui la ravit : son enfance en plusieurs points similaire à la sienne, son vif désir depuis son âge le plus tendre de devenir missionnaire et martyr, mais aussi son âme « poétique », s’épanchant avec tant de délicatesse et de fraîcheur dans les lettres envoyées à sa famille depuis la Chine puis l’actuel Viêt-Nam.
Et Thérèse de conclure en 1897 dans son testament spirituel adressé à ses sœurs : « Pour souvenir d’adieu, je vous ai copié certains passages des dernières lettres que (Théophane) écrivit à ses parents ; ce sont mes pensées, mon âme ressemble à la sienne. »
On connaît l’attrait et l’affection profonde de Thérèse pour deux saintes en particulier, Sainte Cécile de Rome et sainte Jeanne d'Arc. Toutefois, il semble que pour Théophane, l’amitié spirituelle qu’elle noue avec lui est encore plus « vivante » et plus intime. Lorsqu’on se penche sur leurs deux vies, les parallèles sont si étonnants qu’on y voit la main de Dieu unissant les âmes comme Il le veut et sans limite de temps ou de lieu.
Deux enfances choyées quoique éprouvées
Thérèse Martin naît à Alençon le 2 janvier 1873, neuvième enfant de parents eux-mêmes canonisés. Théophane Vénard, quant à lui, naît le 21 novembre 1829 dans les Deux Sèvres, deuxième enfant d’une famille de six enfants et aussi pieuse que celle de Thérèse.
Thérèse et Théophane ont le bonheur de grandir dans des familles aimantes, pieuses, « plus dignes du Ciel que de la terre » pour reprendre la formule de Thérèse à propos de ses parents. Leur éducation les prépare parfaitement à consacrer leur vie à Dieu. Leur appel à la vocation consacrée est précoce, et les poursuit durant leur enfance et adolescence jusqu’à s’épanouir, pour Thérèse au Carmel, et pour Théophane dans la vie missionnaire.
Ils sont également éprouvés tous deux par le deuil de leur mère, pour Thérèse à l’âge de quatre ans et demi, et pour Théophane à l’âge de neuf ans. L’orphelin trouve consolation dans sa foi, déjà vive à son jeune âge. Il écrit ainsi avec beaucoup de maturité, en s’inspirant du Livre de Job : « Dieu nous l’avait donnée, il nous l’a ôtée ; que son saint Nom soit béni ! Ah ! chers frères et chère sœur, Dieu qui prend soin des plus petits oiseaux ne nous abandonnera pas. Espérons en lui. »
Moi, à mon âge, avec une âme sensible comme la mienne, j’aurais besoin d’un ami qui partageât mes goûts, mes amusements, mes joies, mes maux, qui vécut ma vie.
Enfin, tous deux développent dans leur enfance une très grande sensibilité (une hypersensibilité dirait-on de nos jours) qu’ils doivent tous deux apprendre à gérer. Comme Thérèse, Théophane souffre de sa vie de pensionnaire. A 16 ans, il se confie dans une lettre à sa sœur aînée Mélanie : « Moi, à mon âge, avec une âme sensible comme la mienne, j’aurais besoin d’un ami qui partageât mes goûts, mes amusements, mes joies, mes maux, qui vécut ma vie. (…) Qu’attends-je de toi ? Des consolations. Fais renaître en mon cœur l’espérance qui n’y est presque plus. Ecris-moi de longues, longues lettres. Je t’embrasse encore une fois. Ton pauvre frère ».
La vie de Théophane Vénard est un témoignage que l’héroïsme d’un missionnaire et martyr n’est pas incompatible avec une sensibilité à fleur de peau.
Un même idéal
Le samedi 5 juin 1852, veille de la Trinité, à Notre Dame de Paris, Théophane Vénard reçoit l’onction sacerdotale. Il est âgé de 22 ans et est déjà animé par un triple idéal de missionnaire, martyr et saint. En septembre de la même année, il s’embarque avec d’autres prêtres des Missions étrangères pour la Chine où il restera une année avant d’être envoyé au Tonkin (la région Nord de l’actuel Viêt-Nam). Il y apprend rapidement et facilement la langue annamite, s’initie à la vie villageoise, prononce ses premières homélies, connaît ses premières fièvres et aussi ses premières fuites nocturnes dans un contexte de persécution chrétienne décidé par l’Empereur Tu Duc et encadré par les mandarins locaux.
Au-delà des épreuves (martyr de ses confrères, maladies, fuites), le père Vénard poursuit avec zèle et confiance sa mission d'évangélisation. Dans une lettre qu’il adresse à sa sœur Mélanie durant cette période, il lui résume l’idéal de sa vie en revenant sur le sens de son prénom : « Théophane ne signifie par voir Dieu, comme tu le penses, mais manifester Dieu. J’ai à travailler pour mériter de m’appeler par mon nom. »
Si Jésus ne vient pas bientôt me chercher pour le carmel du ciel, je partirai un jour pour celui d’Hanoï.
Il n’est pas étonnant que Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus ait été si sensible à la vie et à la personnalité de Théophane. Elle a elle-même embrassé le rêve d’être envoyée au Carmel de Hanoï : « Si Jésus ne vient pas bientôt me chercher pour le carmel du ciel, je partirai un jour pour celui d’Hanoï » (L 221). Le rêve de Thérèse ne se réalisera jamais sur cette terre, mais elle sera exaucée au-delà de ses désirs et sans jamais sortir de son couvent : en 1927, en effet, elle est proclamée patronne universelle des missions catholiques par le Pape Pie XI !
Dans un ouvrage consacré à l’amitié spirituelle des deux saints, le père Gabriel Emonnet les qualifie, en des accents pauliniens, d’ « athlètes de la foi » (cf. 2 Tm 4, 7), ayant su « concilier l’attitude pacifique de l’enfance et les aspirations guerrières des ouvriers apostoliques » (Deux athlètes de la foi, Théophane et Thérèse. Gabriel Emonnet, 1988, Editions Tequi).
Guidé avant même Thérèse par l’esprit d’enfance spirituelle, Théophane écrit ces mots quelques jours après son arrestation en novembre 1860 : « Me voilà entré dans l’arène des confesseurs de la foi : le Seigneur choisit les petits pour confondre les grands de ce monde. »
Deux âmes poétiques
Un soir que Thérèse enfant contemple la voûte étoilée avec son père, elle saute de joie en lui désignant des étoiles : « Un groupe de perles d’or avaient la forme d’un T et je le faisais voir à papa en lui disant que mon nom était écrit dans le ciel ». Désormais réunis au Ciel, on imagine Thérèse et Théophane se plaisant à continuer le jeu enfantin de Thérèse et à lire dans les étoiles la première lettre commune de leur prénom afin de se remémorer l’amour de prédilection que leur Père du Ciel leur porta tout au long de leur vie.
Poésie veut dire élévation de l’âme, épanchement du cœur épris des beautés qu’il découvre dans la création, et de là en Dieu.
Au-delà de cette anecdote, tous les écrits de Thérèse et Théophane laissent entrevoir en eux une « âme de poète », pleine de fraîcheur et de grâce, ainsi qu’un talent littéraire souligné par leurs proches. A son frère Henri qui lui reconnaissait justement cette sensibilité, Théophane répond : « Je ne suis pas étonné, mon cher Henri, que tu aies vu de la poésie dans ma dernière lettre. (…) Poésie veut dire élévation de l’âme, épanchement du cœur épris des beautés qu’il découvre dans la création, et de là en Dieu. Les mystères chrétiens, surtout le mystère de la Sainte Eucharistie, sont éminemment poétiques ; là est l’exquise et fine fleur de toute poésie ».
Théophane, depuis les terres lointaines de sa mission, prend régulièrement la plume pour confier ses sentiments et convictions, et partager sa vie de missionnaire avec les siens restés en France. Plutôt que d’affliger ses proches, il préfère ne pas se plaindre des conditions désastreuses de sa mission, de ses fuites successives pour se dérober à ses persécuteurs, ou encore de sa fin tragique dans une cage avec pour seule compagnie celle des rats. Sa plume reste poétique pour décrire sa mort prochaine : « Un léger coup de sabre séparera ma tête, comme une fleur printanière que le maître du jardin cueille pour son plaisir » (lettre à son père, 20.01.1861). Oubliant ses propres souffrances, il se concentre sur son unique motivation depuis toujours : élever les âmes vers un amour pur, joyeux et reconnaissant envers notre Père des Cieux qui désire pour nous le plus grand Bonheur.
Thérèse et Théophane : deux existences à la fois si brèves et si remplies, missionnaires et martyres de l’Amour, deux âmes poétiques et sensibles que nous pouvons prier pour les missionnaires, les consacrés, et pour la France, fille aînée de l’Eglise dont ils ont porté tous deux très haut les couleurs spirituelles.